Catholique et minoritaire, comment faire ?

Après avoir difficilement admis le fait d’être minoritaires, observe l’historien Paul Airiau, les catholiques français ont du mal à admettre la dimension inédite de leur situation. Ils sont minoritaires dans une société qui ne reconnaît plus sa matrice catholique.

apa quand je serai grand je sais ce que je veux faire, je veux être minoritaire. » Ainsi disait en 1982 celui qui est le plus grand philosophe/analyste/décodeur de la normalité française des années 1980-1990, Jean-Jacques Goldman. Et cela ne lui faisait « pas peur ». Les catholiques français auraient-ils alors imaginé qu’il chantait en fait ce qu’eux-mêmes visaient ?

Feu la chrétienté

En effet, ceux-ci s’étaient tranquillement installés dans une situation globalement majoritaire, voire s’en satisfaisaient, alors que se multipliaient les signes de minorisation à venir (effondrement des ordinations sacerdotales, diminution régulière de la sacramentalisation, législation de plus en plus divergente de la matrice catho-laïque). C’était, pensaient-ils, l’application éclairée du concile Vatican II, qui avait reconnu la juste autonomie des réalités terrestres (constitution conciliaire Gaudium et Spes, n. 36) et tourné le dos à l’ambition constantinienne d’établir une chrétienté, ancienne ou nouvelle. Et puis demeuraient des signes de puissance suffisante, telles les manifestations pour « l’école libre », pour ne pas avoir à penser que la situation se dégraderait rapidement — même « l’école libre » ou « l’école privée », ce n’était déjà plus « l’école catholique » —, mais il fallait bien se situer sur le terrain de l’adversaire et trouver des moyens d’élargir la mobilisation au-delà du cercle paroissial.

D’une certaine manière, s’accomplissait finalement ce qui avait été anticipé dès la fin du XIXe siècle, pensé en 1936 par Jacques Maritain dans Humanisme intégral (l’abandon d’une « chrétienté sacrale » au profit d’une « chrétienté profane ») et proclamé par Emmanuel Mounier en 1950 avec Feu la chrétienté. De son côté, le théologien suisse Hans Urs von Blathasar appelait à Raser les bastions (1952, partiellement publié en français en 1953), c’est-à-dire à renoncer à toutes les institutions d’emprise sociale constituant des blocs socio-spatiaux de chrétienté homogène où tout était et devait être catholique, du sol au plafond, du champ à l’église, de la naissance à la mort, des loisirs au travail, du jour à la nuit, et même au-delà. L’Église devait inventer de nouvelles modalités d’existence dans une société fondée sur le principe de l’autonomie et où la déchristianisation apparaissait plus intense qu’on ne le pensait, au moins était proclamée telle par les abbés Godin et Daniel en 1943 dans leur essai mobilisateur, La France, pays de mission ?

L’acceptation du fait minoritaire

Bref, les catholiques renoncèrent d’une certaine manière à l’usage des causes secondes pour s’assurer de la perpétuation de ce en quoi ils croyaient. Au nom d’une foi mieux comprise, la religion devait être plus ou moins abandonnée, purifiée de ses relents païens, tandis que les églises devaient se vider de leurs pratiquants sociologiques et renoncer au service public de la religion. Faut-il parler d’une forme de démission collective ou d’illusion collective accélérant des évolutions sociologiques un peu lourdes (urbanisation accentuée, tertiarisation, abondance consumériste, immigration, libéralisme culturel…) ? Il demeure toujours pour l’historien des aspects énigmatiques à ces basculements inattendus où l’accumulation des volontés de bien faire et de faire mieux débouche cependant dans un résultat radicalement différent de celui qui était espéré — une Nouvelle Pentecôte, un nouveau printemps pour l’Église, une civilisation de l’amour, un christianisme authentique.

Ce n’est pas la même chose que d’être une société s’arrachant volontairement de sa matrice catholique, et donc entretenant avec celle-ci un rapport structurellement critique, que d’être une société n’ayant jamais été catholique.

Le résultat est là, à la fin : en se pensant tranquillement majoritaire non dominants, et en contribuant à ce qu’il en soit ainsi, les catholiques sont devenus minoritaires et ont fini par plus ou moins l’accepter. Cela n’a pas été sans mal. Il a fallu d’abord échouer contre le PaCS (1999), écouter la désillusion du cardinal Ratzinger face à l’action politique (2002), ne pas réussir à obtenir la mention de l’héritage chrétien dans la Constitution européenne (2003-2004), perdre la bataille du « mariage pour tous » (2012-2013), et accepter les résultats des sondages scientifiques ou d’opinion et les études des sociologues et historiens (42 % de 18-24 ans baptisés, 2 % des adultes baptisés pratiquant dominicaux selon les derniers chiffres disponibles). Il a fallu aussi la fusion incessante des paroisses (en attendant celle des diocèses), la restructuration de l’administration paroissiale et l’importation de plus en plus visible de prêtres étrangers. Il a sans doute fallu aussi la honte, lorsque fut découverte la dimension systémique des agressions sexuelles cléricales.

Une situation inédite

Cette acceptation de l’absence d’aucune perspective raisonnable d’inversion de tendance avant une ou plusieurs générations suscite des stratégies de réponse variées. Créer des réserves/môles de résistance/reconquête future, au risque d’une partielle sécession sociale, comme le font déjà nombre de groupes religieux minoritaires ? Assumer la faiblesse constitutive et investir des pratiques et espaces sociaux où la présence catholique est toujours considérée comme légitime (solidarité, charité, patrimoine) ? Chercher des alliances avec des groupes socio-politiques, s’engager dans un entrisme et un travail d’influence toujours susceptibles de susciter des réactions virulentes ? S’appuyer sur ce qui demeure des institutions catholiques pour mener une offensive prosélyte tous azimuts ? Protester contre les remises en cause du catholicisme et de ce qu’il en reste pour rappeler que l’on existe ? Se lamenter, prier, expier et espérer ? Ou faire tout cela à la fois ?

Ce n’est plus une question

Si les débats relativement intenses autour de ces options font jouer des fractures complexes, ils ont aussi la particularité de rarement prendre en compte la dimension proprement inédite de la situation. En effet, être minoritaire dans la société française du XXIe siècle exculturée du catholicisme, c’est radicalement différent que d’être minoritaire dans la société romaine du IIe siècle, dans les États-Unis de 1850, dans la Chine du XXe siècle ou le Maroc contemporain. Car ce n’est pas la même chose que d’être une société s’arrachant volontairement de sa matrice catholique, et donc entretenant avec celle-ci un rapport structurellement critique, que d’être une société n’ayant jamais été catholique. Toute analogie avec une situation historique antérieure ou un état sociologique autre ne pourrait que conduire à ignorer cette spécificité contemporaine. Cet aspect avait été relativement perçu dans les années 1970-1980, puis a été oublié : le christianisme est une étrangeté dans la modernité contemporaine, quand bien même celle-ci lui doit beaucoup.

Faut-il donc vouloir être minoritaire ? À vrai dire, la question ne se pose plus, désormais. Ne demeure que celle que pose Danielo, le vieux conseiller d’Orsenna, à Aldo : « Qui vive ? »