James Tissot (Nantes, France, 1836–1902, Chenecey-Buillon, France). The Wise Virgins (Les vierges sages), 1886-1894. Opaque watercolor over graphite on gray wove paper, (Photo: Brooklyn Museum,)
Le Fr. Matthieu, chanoine prémontré de l’abbaye de Mondaye, commente l’évangile du 32e dimanche ordinaire (Mt 25, 1-13). Tous invités aux noces du Royaume des cieux, avons-nous veillé, comme les vierges sages, à remplir nos lampes de l’huile de la charité ?
Matthieu Ricquier-Didio – publié le 11/11/23
Il est parfois des temps qui semblent se conjuguer fortuitement. Nous sommes dans la fin de l’année liturgique où les textes ont une couleur d’annonce des derniers temps. En effet, au cours de ces trois dimanches, nous méditerons les trois paraboles évoquant le retour du Christ à la fin des temps chez saint Matthieu : parabole des dix jeunes filles (Mt 25, 1-13), puis celle des talents (Mt 25, 14-21)et enfin celle du jugement dernier (Mt 25, 31-46). Et par ailleurs, les médias ne cesse de nous rabattre les oreilles d’un monde où tout va mal ; on ne peut certes ignorer les conflits et les guerres, mais il est aussi un discours alarmiste qui semble nous laisser penser que nous coulons nos derniers jours heureux, une tempête en novembre suffit pour déclencher une avalanche de propos sur d’énigmatiques lendemains et au sein de l’Église elle-même, nous pourrions parfois croire que la fin est proche.
Alors que le Christ s’apprête à entrer dans le drame de sa Passion, il vient nous présenter ce que sera l’avènement du Royaume à travers l’image d’une noce, noce où il se présente comme l’Époux. Il nous enseigne sur les temps à venir, sur ce que seront les temps qui précèdent le retour définitif du Fils de l’homme. Mais quel est le but de cette parabole sinon celui d’éclairer notre présent ?
Se tenir prêt
Dans le plafond de la cathédrale Sainte-Cécile d’Albi, une fresque du XVIe siècle représente cette scène d’évangile dans un décor théâtral. Deux éléments attirent l’œil du visiteur. Le premier intrigue car de la maison de l’Époux sortent des rayons qui semblent dire que cette habitation se confond avec un ciel de lumière et de gloire, c’est le lieu même où le Christ siège en plénitude. Le second nous est donné à travers la présence de deux chiens. Le chien évoque symboliquement la figure de la fidélité, de la vigilance. On trouve donc un chien totalement endormi aux côtés des vierges folles et un chien bien dressé sur ses pattes attentif, évocateur d’une loyauté à son maître qu’il attend vigilant quant à son retour, du côté des vierges sages.
Jésus ne dit pas qu’il ne faut pas dormir, mais qu’il faut être prêt ; il en va peut-être d’un sommeil avisé et d’un sommeil fou. Le sommeil de celui qui dort paisiblement car il est dans la confiance et le sommeil de l’oubli, de la fuite, ce fameux sommeil qui s’oppose à la veille, celui-là même dont les disciples seront atteint à Gethsémani qui fera dire au Christ (Mc 14, 38) :
Veillez et priez, afin de ne pas entrer dans l’épreuve ; l’esprit est ardent, mais la chair est faible.
L’huile de la charité
Mais alors, de quoi doit être faite cette veille ? Cette huile qui est l’objet de convoitise entre les vierges qui toutes se sont endormies, quelle est son essence ? Notre Père saint Augustin, commentant ce passage d’évangile répond ainsi :
Quelques-unes seulement [les vierges sages] ont eu soin de remplir d’huile leurs lampes : cette huile désigne la charité proprement dite ou la pureté d’intention qui les anime dans leurs bonnes œuvres, tandis que les vierges folles pratiquent le bien dans des vues humaines, par amour des louanges. Toutes s’endorment du sommeil de la mort ; mais quand il faut paraître devant Dieu, c’en est fait des louanges humaines, l’huile manque, la lampe s’éteint, la vierge folle est réprouvée. En vain elle implore la compassion des vierges sages. Celles-ci ne peuvent rien pour leurs malheureuses compagnes ; elles ont assez de leurs propres affaires. Ayons donc soin d’agir par un motif de charité véritable et n’attendons pas le réveil de la mort pour nous convertir : ce serait trop tard. (Sermon 93)
Voilà qui est clairement annoncé, notre attente du Royaume des cieux ne doit pas nous détourner de nos tâches quotidiennes mais les imprégner totalement en leur donnant un sens. C’est pourquoi il n’est pas possible malheureusement de donner ou prêter de notre huile. Nous pouvons inciter, inviter, orienter mais nous ne pouvons pas agir à la place des autres, nous ne pouvons pas exercer la charité à la place de notre prochain, nous ne pouvons pas tourner les yeux de notre prochain vers le ciel à sa place. Il ne s’agit donc pas tant de posséder quelque chose de matériel qui se partagerait, mais il s’agit de notre être profond duquel émane cet amour des autres, ce service mutuel, qui se concrétise en paroles et en actes.
Cet amour qui doit grandir en nous
Au portail sud de la cathédrale de Strasbourg, est représentée, en sculpture cette fois, notre parabole. On trouve le tentateur sous la figure d’un bel homme, qui tend une pomme et dont le dos est dévoré par les crapauds et les reptiles. Plus intéressante est la représentation des vierges folles qui tiennent leurs lampes retournées, reversées et serrent fermées contre elles les tables de la loi. On pourrait lire comme en creux cette scène avec au cœur ce verset du psaume 119 : « Ta parole est une lampe pour mes pas, une lumière sur ma route » (Ps 119, 105). Ces vierges insensées ont entendu la loi, la torah, la parole de Dieu, mais elles ne l’ont tout simplement pas mise en pratique. Comment entretenir un lien avec l’Époux attendu si je ne me laisse pas rejoindre par sa parole ? Comment dire que je connais l’Époux, si je ne connais pas sa parole qui me le révèle ? Oubliant en quelque sorte la volonté de Dieu, oubliant l’importance de la vie, elles ont négligé leur tâche, étourdies par d’autres amours que le vrai, celui de l’Époux. Inutile d’aller chercher ailleurs qu’en soi, et surtout pas chez un marchand cet amour qui doit grandir en nous : amour de Dieu, amour des autres, amour de soi.
Notre croissance dans la vie spirituelle passe par des « nuits obscures » (saint Jean de la Croix) ou des « nuits privées d’étoiles » (Thomas Merton) ; nous ne pouvons être constants dans une attitude, soyons humbles pour reconnaître que nous-mêmes alternons entre l’attitude des insensées et des sages. À nous de reconnaître que nous avons reçu des grâces, des talents : ce peut être la lampe, reçue comme un don. Mais pour offrir tout son potentiel, cette lampe a besoin d’un apport d’huile qui serait notre libre réponse à la grâce. Finalement, être reconnu comme sage ce serait alors actualiser chaque jour notre potentiel de réceptivité de la grâce et porter de la lumière.
L’œuvre de l’Église
Un personnage brille par son absence dans le texte : l’épouse ! L’Époux est là, les jeunes filles sont là, la salle des noces est prête, mais l’épouse… En prenant chair, le Christ a épousé notre condition humaine. En donnant chair au Christ dans nos vies parfois jusqu’à la croix, nous épousons ce qu’il a offert pour nous. Quand chacun de nous œuvre, c’est l’Église tout entière qui œuvre ; elle devient alors l’image de l’union sponsale avec le Christ. Elle est l’Église épouse du Christ Époux. « Viens Seigneur Jésus » (Ap 22,20).